mercredi 7 août 2019

CE QUE JE PENSE DE LA RELÈVE DANS LES FAMILLES RURALES ET DANS LES ORGANISATIONS PROFESSIONNELLES DU MILIEU RURAL EN AFRIQUE


Quelqu’un m’a déjà posé la question de savoir ce que je pense de la relève dans nos familles rurales et dans nos organisations professionnelles. En tant que vétéran agricole, je me suis trouvé dans l’obligation de partager mon expérience dans ce qu’on m’a transmis et ce que j’ai vécu. En effet, l’agriculture et l’élevage étaient pratiquées en Afrique avant la colonisation. C’était même les métiers de la population pour se nourrir et se vêtir. Chaque grande famille pratiquait ces métiers. Mon père m’a dit que sa famille était grande et l’essentiel de la formation qu’il a reçu concernait l’agriculture. Très tôt, l’on pratiquait ce métier avec un suivi de rigueur par la famille car aucune famille n’acceptait qu’un garçon ne soit pas brave dans ce métier. Il m’a aussi dit que les femmes ne cultivaient pas chez eux, elles aidaient à semer et aussi à récolter, le reste du temps était pour s’occuper des petits enfants, récolter les noix de karité, filer le coton pour les vêtements et faire plusieurs autres travaux de femmes. Cela veut dire que les femmes aussi contribuaient dans l’éducation des enfants. Cette éducation dans l’agriculture se faisait de la même manière pour l’élevage. Il y avait souvent des cultures en commun qui était un système pratiqué dans les villages qui regroupaient tout le monde dans un champ. Chaque famille avait son tour selon ses besoins. Ce jour chacun devait démontrer la formation qu’il avait reçu de sa famille sur la cadence d’une musique. Les plus valeureux étaient loués par les griots et cela rendait les responsables de leurs familles fières. Alors, pour moi, la formation d’un agriculteur était faite par la famille et par le village. Les enfants prenaient tout de suite la relève de leurs parents car ils étaient formés pour cela. La relève était assurée. Hormis quelques aléas et phénomènes conjoncturels, les familles mangeaient à leur faim.
Il y a eu un changement après la colonisation. Il y a eu le service militaire obligatoire, il y a eu l’école, il y a même eu l’exode. Les jeunes n’étaient plus seulement formés par leurs familles et leurs villages. Ce qu’ils apprenaient n’avait pas forcément de liens avec ce que la famille leur apprenait. C’est à partir de ce moment que la relève ancestrale a commencé à avoir quelques problèmes. Pourtant, ce contact avec l’extérieur devait être un plus dans l’éveil des consciences. A mon avis, cela n’a pas été suffisamment valorisé. La conséquence a été la dislocation de certaines grandes familles et un homme pouvait se retrouver seul avec sa femme et ses enfants. C’est à ce moment que certaines femmes ont commencé à cultiver pour aider leurs maris et nourrir leurs enfants. Ceux qui ont pu tirer leçon de la formation qu’ils ont reçu dans leurs familles et qui ont pu valoriser le contact avec l’extérieur s’en sortaient. Moi j’étais fils de migrants, mon père et ma mère ont quitté le Burkina pour aller cultiver l’arachide au Sénégal. Ils avaient huit enfants dont quatre garçons et quatre filles. J’étais le premier garçon. C’est quand ils ont quitté la grande famille que ma mère a commencé à cultiver avec mon père. Cela pourrait étonner certains lecteurs mais c’est ainsi que cela s’est passé. Il m’a inscrit à l’école mais comme il avait beaucoup d’enfants, il avait des difficultés. Lui, ce qu’il avait appris c’était de toujours former ses enfants dans l’Agriculture. Et si on ne cultivait pas, lui et ma mère ne suffisaient pas pour nous nourrir sans matériel. Chacun de nous a alors commencé à cultiver dès 07 ans. Mon père avait perdu la vue et j’ai quitté la classe de CM2 quand j’avais 14 ans. Mes deux grandes sœurs étaient déjà mariées ; j’ai donc pris la relève à 14 ans avec mes petits frères car j’étais déjà formé. Mes parents étaient très rigoureux. Quand on me parle de travail des enfants aujourd’hui en me disant que dans les normes, c’est à 17 ans que les jeunes sont autorisés à exercer des travaux, dans notre famille, nous n’avions pas eu ce choix et beaucoup de familles africaines sont toujours dans cette situation, soit ils travaillent soit ils meurent de faim. Moi je n’ai pas regretté le contact avec l’extérieur ni le fait d’avoir été à l’école en plus de la formation que mon père m’a donné. J’ai pu cultiver avec mes frères et ramener quelques années après, la famille au Burkina Faso. L’agriculture me nourrit toujours. Je devais aussi mettre en valeur la leçon que mon père m’a donné, celle d’apprendre à cultiver à mes enfants. Aujourd’hui ce sont eux qui m’ont relevé avec la chance de pouvoir travailler avec des tracteurs que moi je n’ai pas eu à ma jeunesse. Je continue toujours à les suivre et à leur donner des conseils. Des familles ont réussi cette relève mais les difficultés citées plus haut ont toujours leur impact dans plusieurs familles.  
Quant à mon expérience en matière d’organisation paysanne, le fait que j’ai géré très tôt une famille m’avais initié dans la gestion des hommes. Après quelques années dans le village de mon père, j’ai migré dans un autre village ; là-bas, j’ai été président de groupements villageois depuis 1982. Ces regroupements permettaient des échanges qui enrichissaient en expériences les uns et les autres. Cela créait une cohésion qui nous donnait une crédibilité vis-à-vis des partenaires. Le secteur essentiel qui nous rassemblait était celui du coton. On avait donc comme partenaires, la société cotonnière et les banques. Le groupement nous permettait d’avoir des intrants et même du matériel agricole à crédit. Notre crédibilité permettait un remboursement chaque fois à 100% et l’amélioration de nos revenus. Cela a développé des familles et même le village car chacun avait accès au crédit qu’il voulait grâce à la caution du groupement. La société cotonnière nous reversait quelques ristournes qui appartenaient au groupement. Dans la cohésion, nous avons décidé de construire une école primaire dans le village avec cet argent. De nos jours, cette école a 29 ans et chaque famille a au moins un ou deux cadres administratifs sinon plus qui sont sortis de cette école. L’exemplarité de la gestion de groupement nous a obligé à initier très tôt des jeunes sortis de notre école et qui sont restés dans l’agriculture qui gèrent toujours correctement le groupement. J’ai été par la suite président de plusieurs structures au Burkina et au niveau international. La notion qu’on m’avait donnée dans mon éducation était de respecter le bien commun car le non-respect du bien commun déshonorait la famille. Dans ces structures, nous avons commencé à travailler avec des partenaires (Etats, ONG et autres), certains nous venaient souvent en appui financier et en formation. Chose qui devait être forcément favorable et nous propulser vers l’atteinte de nos objectifs. Cela a quand même créé quelques difficultés que j’ai constatées dans la relève de plusieurs organisations. La corrélation entre les appuis financiers et les formations n’a pas toujours permis à ce que certains leaders pensent à la relève. Sans oublier que dans certaines organisations, les formations reçus ne permettaient pas une bonne gestion des hommes et des finances. Pour conclure, je pense que, pour la relève dans les familles, les gouvernements africains doivent avoir une philosophie de développement qui prend en compte les expériences ancestrales et les expériences modernes en y mettant la rigueur et la discipline pour accompagner le monde rural. C’est là que l’intérêt des organisations paysannes crédibles se fait sentir car on ne trouvera jamais un agent d’agriculture ou d’élevage pour chaque producteur mais les paysans sont mieux placés quand ils sont bien organisés pour s’auto-discipliner et se partager les bonnes expériences. Dans le cas du Burkina, nous agriculteurs, nous sommes plus de 80% de la population. Si quelques individus sont riches et d’autres pauvres, cela ne nous met pas en sécurité. Un monde paysan bien organisé, travail pourtant possible, peut permettre un partenariat fertile et durable entre les organisations paysannes, l’Etat et les partenaires. C’est dans cette orientation que les partenaires au développement peuvent les accompagner sur leur vision. Et dans mon expérience dans le monde entier, chaque pays est passé par là. A titre d’exemple au Canada, c’est l’organisation du monde paysan qui fait la puissance agricole du pays. Le domaine agricole est un des domaines où le mensonge ne peut pas se cacher. L’action qui n’est pas bien menée a obligatoirement des conséquences. Sinon on ne comprendrait pas que nos ancêtres arrivaient à se nourrir et que dans ce monde moderne nous ne puissions pas le faire. Et si l’agriculture n’est pas à un niveau de développement donné c’est qu’à différents niveaux, la relève n’a pas été parfaitement au rendez-vous.   
Ouagadougou, le 07 août 2019
En tant que vétéran agricole
TRAORE B. François                                       
Agriculteur burkinabé
Docteur Honoris Causa de l’Université de Gembloux


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